Jadis, lors des grosses récoltes, plus de 160 ouvriers venaient cueillir les «cerises» des caféiers plantés au pied des majestueuses montagnes de la cordillère centrale des Andes. Nous sommes à près de 300 kilomètres à l’ouest de Bogotá, au cœur du Quindío, un des trois départements qui forme, avec Caldas et Risaralda, le triangle ou l’axe du café, Eje Cafetero. A l’aube de l’an 2000, Nora, désormais sexagénaire, brillante magistrate à la retraite, et son mari Roberto, directeur du Comité départemental des cafeteros, ont transformé l’hacienda historique en un ravissant hôtel de sept chambres, la Finca Villa Nora.
Comme pour beaucoup d’autres fermes caféières, le tourisme et la diversification des cultures – bananes plantain, noix de macadamia, ananas, goyaves et autres fruits exotiques – ont permis de survivre à la crise du café qui sévit depuis les années 1980-1990. Nora et Roberto ont conservé une petite production de café «non pas pour des raisons économiques mais pour l’amour de cette culture et pour transmettre à nos hôtes l’art de vivre d’une finca cafeteria». Dans la sublime grange aménagée pour les démonstrations, entre machines vintage et ustensiles anciens chinés de longue date, Roberto initie les visiteurs aux processus de la transformation du grain, de la cueillette à la torréfaction. Une délicieuse odeur de café grillé titille les narines. Lorsqu’il évoque ses torréfactions – pratiquées une fois par semaine – et ses expérimentations en quête de l’équilibre parfait, le regard du gentleman-farmer s’illumine. Nora, elle, transmet la mémoire orale de cette culture et de l’histoire de l’or noir de Colombie.
Lové dans le douillet fauteuil du salon ouvert sur le jardin tropical et la piscine, doña Nora, comme on l’appelle ici, se souvient. La douceur du soir enveloppe l’atmosphère. Les ombres du crépuscule tournoient au rythme des pales du ventilateur. La collection de poteries indiennes, découvertes par les ouvriers agricoles sur la propriété en labourant les champs, témoigne de la très ancienne présence indigène sur ces terres. Nora aime leur rendre hommage. Sa voix chaude conte, en espagnol, l’histoire de ce pays des limbes, modelé par la production du café. Originaire d’Ethiopie, le café serait arrivé en Colombie par le Venezuela, d’après les écrits de José Gumilla, un missionnaire jésuite espagnol du XVIIIe siècle. La caféiculture s’étend massivement à travers le pays de la deuxième partie du XIXe siècle au début des années 1910. Une vague de familles en provenance de la vallée du Cauca ou de Bogotá et des colons venus d’Antioquia s’installent dans la région pour cultiver le prodigieux arabica.
A force de courage et de persévérance, ils ont réussi à maîtriser une nature hostile.
Un dur labeur, effectué d’arrache-pied sur les flancs de montagnes escarpés. Entre 900 et 2 100 mètres d’altitude, des hectares de forêts de bambous sont défrichés pour céder la place aux plantations de café. La pénibilité de la tâche n’a d’égale que la beauté du paysage environnant, sculpté par les mains tannées de milliers d’anonymes. Les planteurs créent des parcelles orthogonales qui dessinent les perspectives graphiques typiques de ces contrées. Un grand nombre de petits producteurs contribue à l’ancrage de cette nouvelle économie. De génération en génération, la passion se transmet. Des coutumes, des traditions, des chants, un style de vie, et même des codes vestimentaires sont nés de cette culture régionale du café. Les caféiculteurs ont traversé des périodes fastes(«bonanza cafetera»), vécu des tourmentes politiques, économiques et climatiques, ont subi les diktats de la Bourse internationale du café, affronté les maladies de la plante – comme la rouille, qui décima de nombreuses plantations. Mais, à force de courage et de persévérance, ils ont réussi à maîtriser une nature hostile, à façonner un environnement naturel, économique et culturel singulier, lié à la production du café.
C’est cet héritage que l’Unesco a voulu préserver en inscrivant le Paysage culturel du café de la Colombie (PCCC) au patrimoine mondial de l’humanité en 2011. Les fonctionnaires de l’organisation internationale – qui logeaient souvent à la Finca Villa Nora! – ont conclu dans leur rapport que«la tradition du café est le symbole le plus emblématique de la culture nationale colombienne et ce qui a valu à la Colombie sa renommée mondiale». Plus au sud du département du Quindío, en suivant la route qui traverse un océan vert ponctué de villages typiques – Montenegro, Córdoba, Pijao -, on retrouve à Génova un jeune caféiculteur, Diego Fernando Escobar. Cet ingénieur forestier a abandonné son poste et sa confortable vie de fonctionnaire pour replanter des caféiers sur un ancien domaine.
Un lieu d’une beauté incroyable, accroché aux pentes vertigineuses des montagnes de Génova. Diego prône une agriculture raisonnée, respectueuse de l’écologie et des hommes. Une culture à l’ombre, où les cerises de café mûrissent plus lentement qu’en plein soleil mais prennent le temps de développer des arômes beaucoup plus subtils. Un chemin glissant et sacrément dénivelé mène à ses arabicas. Le sol humide dégage des notes terreuses et fongiques. Plus intenses encore après la pluie. Le soleil perce soudain une trouée dans le ciel noir d’orage. En contrebas, une petite ferme blanche se détache du paysage. Soudain se déroule sous nos yeux la scène immuable décrite par l’écrivain Luis Sepúlveda *:«Une longue file d’hommes et de femmes qui gravissent d’étroits sentiers menant au-dessus des nuages ou qui, à dos de mule, se fraient un passage à travers des jungles encore obscures et humides pour parvenir aux plantations […]. Le même bruissement fragile des mains qui récoltent un à un les grains, le son de ceux-ci en tombant, toujours un à un, dans le sac en toile de jute, le doux glissement des doigts lors du premier tri, encore grain par grain, et enfin la mélodie de mer calme que l’on entend quand ils se répandent sur les claies pour le séchage.»
Si, dans les plantations, les journaliers ont abandonné le sombrero aguadeño – le chapeau traditionnel – et la besace en croûte de cuir pour des casquettes et des sacs plus légers, les vieux du village restent fidèles aux attributs des cafeteros. Ils portent le poncho de coton, plié en deux, sur une épaule. On les retrouve attablés au café Ganadero, en face de l’église et de ses cloches françaises. Ils palabrent, jouent au billard, regardent un match de foot, écoutent des vinyles dont le bar possède une collection démentielle. L’or noir coule dans leurs veines. En face, les chauffeurs de Jeep Willys attendant le chaland pour une visite guidée des plantations. L’odeur alléchante des arepas, des crêpes de maïs dorées sur le gril des petites carrioles des rues, se répand délicieusement. Cinq écuyers exécutent leur show improvisé pour épater la galerie. Puis ils attachent leurs chevaux à la balustrade en bois du bar, montent trois marches, s’installent sur la véranda et sifflent une pinte de Pilsen, la bière populaire de l’ouest du pays.
Un musée multicolore à ciel ouvert.
Le cireur de souliers ambulant observe la scène, incrédule. Sous le kiosque, un groupe de musiciens fait guincher les jeunes, endimanchés pour l’occasion.Si Génova dégage un charme particulier, Salento est «le» plus beau village du «triangle du café». En 1830, Simón Bolívar emprunte l’axe principal reliant Popayán à Bogotá. Face à la vétusté et à la pauvreté de la route, il exige une amélioration. Une colonie s’y installe et crée, en 1842, Salento. Une carte postale merveilleuse… hélas envahie aujourd’hui par des hordes de touristes.
Face à cette manne économique non négligeable, les locaux ont reconverti les maisons d’habitation de cette plus vieille cité du Quindío en boutiques de souvenirs. Ce musée multicolore à ciel ouvert offre néanmoins un bel exemple d’architecture bahareque. Pour une dégustation de café du cru, on s’installe chez Jesús Martín, un ravissant petit café bobo qui propose aussi des cocktails de fruits maison (comme le maracuja, à base de gingembre et fruits de la passion fraîchement cueillis). Un peu plus loin, dans une ambiance plus pittoresque, le taulier du Café de la Esquira nous apprend en nous servant son petit noir: «Le café colombien n’est peut-être pas le meilleur café du monde, mais il est, c’est sûr, le plus suave!»
Au sommet de la cité bigarrée, vue du mirador, la vallée de Cocora s’esquisse en toile de fond. Traversée par les eaux vives de río Quindío, cette fabuleuse vallée est une des images emblématiques du pays. C’est le berceau du palmier à cire, l’arbre national de la Colombie. Ses plus beaux spécimens peuvent atteindre 65 à 70 mètres de haut. Leur silhouette effilée, drapée dans les nappes de brouillard étiolées, souligne les courbes ondulantes du Parc national de Los Nevados. A l’entrée de la route de trek qui longe la rivière, bureaux des guides et restaurants de truites se succèdent. Dans leurs enclos, les chevaux attendent leurs cavaliers pour des chemins magiques, difficilement accessibles à pied.
A 70 kilomètres de route vers le nord, une autre balade «nature» mérite le détour. Les piscines et cascades des Thermes de Santa Rosa de Cabal. L’histoire commence comme une telenovela. Il y a soixante-dix ans, Miguel Arbeláez achète un terrain pour élever du bétail. Il bâtit sa ferme sur le domaine. Puis, en essartant une partie de la forêt tropicale pour cultiver des pâturages, il découvre des sources naturelles d’eau chaude. Il construit des bassins pour sa famille, où il emmène, lors de balades à cheval, ses meilleurs clients et invités de marque. Qui lui conseillent d’ouvrir cette «mine d’or translucide» au public moyennant un droit d’entrée. Depuis, le domaine s’est développé, avec un hôtel et de nouvelles piscines alimentées par les cascades et sources naturelles.
Les jeunes s’amusent et s’éclaboussent. Les ancêtres calment leurs maux. Ces eaux bienfaitrices auraient des vertus pour soulager les douleurs des muscles, des os et des poumons. En remontant la route du café plus au nord, à 50 kilomètres de là, la grosse – et, il faut bien le dire, pas très belle! – ville de Manizales est en effervescence. En janvier, tous les habitants se mettent au diapason de la feria. Une grande fête qui perpétue les traditions et savoir-faire de l’Eje Cafetero. Dernières prières des toreros dans leurs habits de lumière, avant d’entrer dans l’arène. Les danseuses folkloriques peaufinent leur maquillage éclatant et ajustent leurs volants froufroutants. Les muletiers ont recréé leur univers ancestral. Ils rappellent le rôle des mules, inhérent à la colonisation des terres de café, au travail dans les plantations et au rude acheminement des cargaisons dans ces reliefs andins accidentés.
L’ombre de Juan Valdez, le personnage fictif du label de qualité Café de Colombia, n’est jamais loin. Dans l’amphithéâtre extérieur, c’est un concours de tango qui fait vibrer les foules. Jeux de jambes et regards foudroyants. Paola, férue de danses latinos, veut nous montrer un club qu’elle fréquente régulièrement. Elle nous conduit à Reminiscencias. Armando, un pilier du tango colombien, attend devant la porte. Selon lui, Manizales serait la seule ville au monde à avoir une rue dédiée à cette danse. Clubs, écoles, bars de tango… Depuis l’accident d’avion qui a coûté la vie au célèbre chanteur et compositeur de tango Carlos Gardel, en 1935, la Colombie figure sur l’itinéraire légendaire des aficionados de ce rythme sensuel.
A l’écart du tumulte urbain, la Finca Romelia est un jardin d’éden. Marisa et Jose reçoivent chaleureusement leurs hôtes dans cette ravissante «cabane» colorée. Leur closerie d’orchidées est l’une des plus belles qui existent sur terre. Ils ont réalisé la première collection au monde de cattleyas, une variété endémique des forêts tropicales d’Amérique du Sud. Quatorze espèces de colibris différentes viennent les polliniser. Leur petite maison sur la colline contemple une nature luxuriante, sans aucune pollution visuelle, bercée par le chant des oiseaux tropicaux. La famille, anciennement dans le café, s’est reconvertie dans la production d’agrumes, moins aléatoire. Mais elle a gardé son mode de vie.«Le monde du café est en grande partie marqué par l’isolement et le silence qui règnent dans les contrées montagneuses où les pays producteurs en voie de développement, loin de la ville, de ses bureaux et ses cafés où cette boisson accompagne un style de vie totalement différent», écrit si justement Sebastião Salgado dans l’incipit de son livre de photographies sur les lieux de collecte du café *.
«Le café en Colombie, ce n’est pas qu’une économie, c’est aussi un lien social qui touche tout le monde.»
Sur le trajet du retour en France, arrêt obligatoire à Bogotá, où nous rencontrons Jaime Duque, un ingénieur agricole spécialiste du café. Il a ouvert, dans le quartier gipsy chic d’Usaquén où il fait bon flâner, Catación Pública, un lieu hybride dédié au café: entre bar de dégustation, atelier de formation, mini-université et épicerie spécialisée dans les meilleurs crus de petits producteurs colombiens. Les chiffres sont éloquents. Selon lui, il y aurait sur le territoire: «560 000 fincas de café, dont 99 % ne dépasseraient pas les 5 hectares, réparties entre 22 départements et 550 municipalités! Donc vous voyez: le café, en Colombie, ce n’est pas qu’une économie, c’est aussi un lien social qui touche tout le monde.»
Si la Colombie est passée du rang de deuxième producteur mondial après le Brésil à celui de troisième, elle demeure un grand pays du café, avec 11 millions de sacs exportés cette année (d’après le rapport «Coffee: World Markets and Trade», publié par United States Department of Agriculture en juin dernier). Pour révéler les subtilités de chaque café, liées à la variété, la terre, l’altitude, l’humidité, l’ensoleillement…, mais aussi aux processus de séchage, de sélection des grains, puis à la méthode et à l’intensité de torréfaction, Jaime organise des passionnants coffee tasting. Un voyage sensoriel après lequel on ne dégustera plus jamais une tasse de café comme avant!